“Ne parlez pas trop fort on nous ecoute”, Journal du Barreau de Marseille, Novembre 2023

Vers une « Pure folie » de plus : « Ne parlez pas trop fort on nous écoute »

De bien mauvaises choses se préparent, se trament et se décident en octobre concomitamment au bouclage de cette édition de notre cher JDB.

La réparation de notre Justice continue au rythme effréné de la désormais habituelle réforme d’envergure annuelle, avec toujours l’ambition de rendre la justice « plus rapide, plus efficace, plus protectrice et plus proche de nos concitoyens ».

Cette fois-ci, c’est à la justice pénale de se montrer « plus proche » et « plus protectrice », limite intrusive, à la faveur d’un article 3[1] d’un projet examiné en moins de 15 jours[2], qui introduit de très substantielles innovations en matière pénale[3].

Déjà qualifiée de « Pure folie ! »[4] par le Vice- bâtonnier Nioré, la plus remarquée de ces mesures censées nous protéger introduit une nouvelle technique d’enquête : l’activation à distance d’un appareil électronique.

En clair, il s’agit d’autoriser le déclenchement à distance d’un appareil électronique pour sonoriser une pièce et, par exemple de capter une conversation au moyen d’un smartphone.

 

L’extension du domaine de la lutte

Les techniques d’enquête que sont la géolocalisation et la captation de sons et d’images ne sont pas nouvelles[5], elles sont rendues possibles par la mise en place, par les services d’enquête, de dispositifs techniques sur des véhicules ou dans des lieux publics ou privés, cela n’est visiblement plus suffisant ou intrusif.

En effet, selon l’étude d’impact[6] de ce nouveau projet de loi « ce mode opératoire a perdu de son efficacité face à des délinquants qui ont appris à s’en prémunir et peut présenter des risques sérieux pour les enquêteurs ».

C’est là l’expression d’une tendance de fond qui voudrait que la souris soit par nature plus rapide et inventive que le chat et qu’en conséquence, il faille de temps à autre procéder à des "adaptations technologiques", afin d’éviter que les enquêteurs ne soient dépassés.

L’argument, a fortiori lorsqu’il est invoqué   de façon lapidaire et incantatoire[7] sur trois paragraphes non argumentés et non illustrés d’exemples probants ne peut que peiner à convaincre. De mêmes suites, il est éloquent de remarquer que le principal sous argument qui tient au risque pour la vie des agents des services d’enquêteurs qui posent physiquement les dispositifs actuels, n’a pas trouvé un début de matérialisation en près de 20 ans de pratique.

Autre argument, scandé cette fois-ci par le ministre[8] dans la presse, le déclenchement à distance d'appareils connectés est déjà utilisé par les services de renseignement sans l'autorisation du juge qui sera désormais indispensable. Cela relèverait donc d’une logique de mise à jour de la protection des Droits.

Ce second argument est beaucoup plus inquiétant, surtout si l’on considère l’autorité de laquelle il émane. Idem pour la logique à l’œuvre qui confine à la légalisation forcée de pratiques discutables du seul fait de leur existence.

 

Une rédaction permissive

Outre la justification branlante, la légèreté légistique du texte inquiète, puisque sont concernés tous les appareils électroniques. Il ne semble faire aucun doutes des débats que les rédacteurs et rapporteurs du texte n’avaient en vue que les téléphones et ordinateurs portables mais cette intention peine à se traduire textuellement.

Et faute d’amendements ou de réserves interprétatives qui viendront peut-être, en l’état, comme a pu le soutenir le député Ugo BERNALICIS dans un coup communicationnel non dénué de malice, le texte ne pose pas de limite et nul ne peut prévoir ce que l’ingéniosité des enquêteurs rendra possible demain. Ce constat avait d’ailleurs conduit ce dernier à déposer un amendement qui n’a bien évidemment pas prospérer pour exclure les objets sexuels connectés[9] du dispositif.

Plus sérieusement, certaines associations comme La Quadrature du Net craignent, que tout objet connecté ne devienne un potentiel mouchard, et forcé de constater que vu la pénétration totale dans le quotidien des appareils électroniques connectés, il n’est en effet pas à exclure qu’à la faveur de l’imagination des enquêteurs, les objets du quotidien puissent se transformer en potentiels mouchards. A cet effet, la liste est interminable et des plus inquiétante : téléphones fixes connectés, les assistants vocaux, les montres, les babyphones, les trottinettes, les frigos connectés, les système GPS, systèmes d’alarmes connectés…et même sex-toy connectés.

Des garanties illusoires

Signe de notre époque, toute atteinte à nos libertés s’accompagne désormais de la nécessaire et parfois incantatoire « conciliation équilibrée entre l’objectif de recherche des auteurs d’infractions et le droit au respect de la vie privée ».

Premier garde-fou invoqué, le désormais traditionnel critère tiré de la gravité de la sanction encourue. Or force est de constater, que dans un contexte d’inflation à la hausse du quantum des peines et de criminalisation à outrance en ouverture des procédures délictuelles, cette garantie n’en est malheureusement plus une.

Deuxième garde- fou invoqué, le contrôle du juge en flagrance, en préliminaire ou en information judiciaire ainsi que la limitation de la durée de l’utilisation de cette méthode d’investigation.[10]

Relativement à celui-ci, on aimerait eu voir figurer dans l’étude d’impact des données chiffrés permettant d’envisager depuis une perspective concrète le ratio demandes/autorisations en présence dans des demandes déjà soumises à autorisation d’un magistrat. Nul doute alors que nous aurions été surpris par l’infinitésimale quantité de décisions de refus.

Le troisième garde-fou invoqué tient de la protection de ceux qui travaillent dans le secret. En l’état, la captation ne pourrait jamais être mise en œuvre dans le cabinet d’un avocat, son domicile ou son véhicule, et ce à peine de nullité.

Premier problème de taille, ce contrôle n’intervient qu’à posteriori une fois que la captation a eu lieu. Ainsi l’exploitation hors procédure de ce qui ne devait pas être enregistré reste possible par les enquêteurs. Ne manquera pas de se poser également la question d’une écoute illégale qui viendrait révéler la commission ou la participation à une infraction.[11].

Enfin, rien n’est explicitement prévu pour les collaborateurs de ceux qui travaillent dans le secret, et ce, à l’heure ou nos habitudes de travail ont changés et que les secrets professionnels sont devenus des secrets partagés.[12]

 

L’heure des incertitudes

A l’heure ou le modeste auteur de ces quelques lignes manque de s’ébouillanter avec son café en parcourant le projet de loi, et que son estimé partenaire de crime[13], hautement perturbé par la violence symbolique de l’atteinte à venir, revient à la machine à écrire et inaugure un nouveau genre « Dark-dystopico-réalisto-New age », seul est certain le calendrier de l’examen du projet.

A ce titre, la CMP va se réunir pour tenter de s'accorder sur une version finale dans le courant du mois d’octobre, soit bien après le rendu de cet article, dont la parution est prévue pour le 31 octobre.

En cette occasion, la fin de l’avocat parlementaire, libéral ou journaliste ne manquera pas de poser un nouveau problème sur la capacité de la profession à peser dans le débat législatif du fait de sa faible représentation au sein des assemblées[14].

La volonté du gouvernement est là et il est peu probable, sauf évènement exceptionnel que la représentation nationale amende significativement ce projet vis-à-vis duquel les désaccords entre les deux chambres sont assez limités. Surtout que les résultats des votes des assemblées en première lecture ne furent guères encourageants[15].

Du côté des institutions de contrôle, de manière assez surprenante, cette nouvelle mesure d’enquête ne retient pas de manière particulière l’attention du Conseil d’État pourtant saisi pour avis de l’entier projet de loi par le gouvernement[16], qui a estimé que « le recours à cette technique est aujourd’hui une condition du maintien de l’efficacité des techniques spéciales d’enquête en présence de certaines formes, particulièrement redoutables, de criminalité et de délinquance en bande organisée. »

Quant à la CNIL qui devra se prononcer quant au traitement de ces données l’occasion d’un décret d’application pris en la forme d’un décret en Conseil d’Etat, sa marge de manœuvre sera quasi inexistante.

Du côté du contrôle de constitutionnalité a priori, il est malheureusement vraisemblable que les sages suivent la logique déjà retenue à l’occasion du contrôle de constitutionnalité à priori de l’examen de la loi qui avait introduit la captation de sons et d’images non activé à distance dans sa mouture actuellement en vigueur[17].

La situation n’est guère plus enviable même à l’envisager du point de vue de la conventionnalité des mesures à venir. En effet si les juges de la Cour Européenne des Droits de l’Homme ont posé plusieurs exigences[18] entourant le recours à des techniques spéciales d’enquête telles que la géolocalisation ou la sonorisation dans un arrêt « Matheron »[19],  elle a également rappelé la large marge de manœuvre des États en pareille matière et validé tout récemment des dispositifs analogues. En toute hypothèse, si rappel à l’ordre il doit y avoir, il ne pourra intervenir que dans quelques années.

 

Des raisons d’espérer ?

A ce stade, face à un processus auquel nous ne sommes pas partie, une chose reste fort heureusement hors d’atteinte d’un législateur mal intentionné à notre encontre : notre pratique.

Si le chat est devenu tigre, il faut que les robes noires rétrécissent la largeur de la chatière et prennent l’habitude de fermer la porte à clé.

A ce titre, il est urgent que les organes de la profession, les barreaux, nos commissions, nos groupes de formation se penchent sur l’élaboration de documents pratiques susceptible de nous guider au quotidien, afin de sécuriser par une pratique collective prudente, harmonisé et réfléchie les secrets dont nous sommes les garants.

A l’heure des incertitudes, une chose est certaine, notre commission y prendra toute sa part.

[1] Projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 

[2] Dans le cadre d’une procédure d’examen accélérée

[3] Extension de la possibilité de recourir aux perquisitions de nuit, réforme du statut du témoin assisté, limitation de la détention provisoire, choix laissé au procureur d'ouvrir ou non une information judiciaire, placement sous bracelet électronique en cas de détention provisoire irrégulière etc.

[4] Vincent Nioré, Actu-juridique.fr 23/05/2023

[5] Encadrées respectivement par les articles 230-32 à 230-44 et 706-96 à 706-98 du code de procédure pénale. La captation a été introduite en Droit français à la faveur d’une loi de 2004 dite « adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité ». Initialement réservée au cadre protecteur de l’information judiciaire elle a fini par être étendue à la faveur de trois réformes à l’ensemble de la procédure pénale

[6] NOR : JUST2305124L/Bleue-1 p.131 à 142

[7] Sans la moindre donnée chiffré ou la moindre référence à un avis technique ou expertal ou à une audition d’un professionnel

[8] EDM repris par le Point, dont l’excellent Me Charles BENOIT ne s’était pas trompé en annonçant sa mort comme avocat lors de notre dernière rentrée solennelle

https://www.lepoint.fr/politique/justice-l-assemblee-approuve-l-activation-des-cameras-et-micros-de-telephones-a-distance-05-07-2023-2527561_20.php#11

[9] Aussi surprenant que cela puisse sembler, Il est précisé que de telles appareils existent réellement, vous pouvez par exemple acquérir pour quelques centaines d’euros un « Svakom Siime Eye » connecté au wifi et qui jouit d’une prodigieuse autonomie de 2h30

[10] Dans le cadre d’une enquête préliminaire ou de flagrance, l’autorisation, en l’état actuel du projet, serait délivrée par le juge des libertés et de la détention, à la requête du procureur de la République, pour une durée d’un mois renouvelable une fois. Dans le cadre d’une information judiciaire, cette autorisation serait délivrée par le juge d’instruction pour une durée de 4 mois renouvelable dans la limite de 2 ans.

[11] Que la jurisprudence récente de la Cour de Cassation n’a eu de cesse de valider

[12] Quid par exemple du téléphone de nos assistantes et juristes de nos cabinet, d’un consultant universitaire ou de celui d’un assistant parlementaire avec lequel le titulaire du secret collabore étroitement ?

[13] Notre excellent confrère Tom BONNIFAY

[14] Composition de la commission mixte paritaire https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/cmp/programmation-justice-2023-2027/composition?date=#tableau

[15] Vote en première lecture à l’Assemblée Nationale 80 voix contre 24 (Les députés du camp présidentiel, de LR et du RN ont voté pour. Ceux de la Nupes ont voté contre) - Vote en première lecture au Sénat, 340 votants, 244 suffrages exprimés, 231 pour et 13 contre. Seuls les groupes Groupe communiste républicain citoyen et écologiste et Groupe Écologiste - Solidarité et Territoires se sont abstenus ou ont votés contre - Vote en première lecture n° 2356 18 juillet 2023 sur l’ensemble du texte à L’AN Pour l'adoption : 388 Contre : 111Abstention : 45 Unanimité Renaissance et Rassemblement national + 90 % LR

[16] Pt 15 de l’avis Cet avis a été délibéré et adopté par l’assemblée générale du Conseil d’Etat dans sa séance du jeudi 13 avril 2023 et par la commission permanente du Conseil d’Etat dans sa séance du mardi 2 mai 2023.

[17] Décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004   Considérant n°6 , le Conseil constitutionnel considèreque le législateur pouvait prévoir des mesures d’investigation spéciales en vue de constater des crimes ou des délits sous réserve que ces mesures soient réservées aux infractions d’une gravité et d’une complexité particulières, dans le respect des prérogatives de l’autorité judiciaire et que les restrictions qu’elles apportent aux droits constitutionnellement garantis soient nécessaires à la manifestation de la vérité, proportionnées à la gravité et à la complexité des infractions commises et n’introduisent pas de discriminations injustifiées

[18] En application de l’article 8 §2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, les juges de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ont posé plusieurs exigences entourant le recours à des techniques spéciales d’enquête telles que la géolocalisation ou la sonorisation. À cette occasion la Cour a notamment rappelé que de telles ingérences doivent être « prévues par la loi », poursuivre « un but légitime » et être « nécessaires dans une société démocratique » pour atteindre ces buts

[19] arrêt du 29 mars 2005 Matheron C/ France (relatif à des écoutes téléphoniques)

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“Le barreau de Marseille attends ses nouveaux lauréats”, Journal du barreau de Marseille, novembre 2023

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Les avocats marseillais vent debout contre l’activation des téléphones à distance, La Provence, 13 octobre 2023